CHAPITRE XXXII

À chaque découverte, Jael battait des mains. Elle visitait chaque wagon et s’enthousiasmait.

— C’est merveilleux, ici nous pourrons conserver les provisions et ici nous organiserons une sorte de refuge pour les gens qui nous demanderont l’hospitalité. S’il y en a.

De la cendre, emportée depuis l’Erebus par le vent, vint se coller à son visage nu mais elle l’essuya sans s’assombrir.

— Les gens étaient des scientifiques… Tous ces instruments… Certainement une tentative pour exploiter la source de chaleur des volcans mais qui a avorté… L’exemple du Kid faisait envie à des tas de gens, mais lui seul a réussi dans ce domaine.

Ils retournèrent dans le wagon qui leur servirait de logement et Jael alla vérifier les couchettes, heureuse que la literie soit en bon état.

— Il y avait des gardiens, mais quand ils ont vu que les rails risquaient de disparaître dans la glace, ils ont fui à bord de leur draisine. Ils ne pourront plus revenir. Plus personne, je le crains, ne pourra arriver jusqu’à ce qu’on apprenne à utiliser d’autres moyens de locomotion, et surtout qu’on ait envie de le faire, qu’on oublie le culte des rails. Par exemple des traîneaux à voile et à moteur ou simplement tirés par des chiens ou d’autres animaux.

La tribu des Roux s’installait au-dehors mais à l’abri des wagons. Le cercueil de glace de Jdrou avait été hissé sur une éminence mais Jdrien se disait qu’il faudrait certainement l’enterrer profondément si la fonte persistait. Dans la journée le toit des wagons dégivrait et des filets d’eau en tombaient. Ils pataugeaient également dans de la glace fondue, pouvaient aller visage et mains nus mais les pieds dans des bottes bien chaudes.

— Il y aurait des ovibos dans la région, des petits bœufs musqués que les Panaméricains auraient introduits voici un demi-siècle. Ils ont longtemps végété puis ont découvert des zones où en grattant la glace ils peuvent trouver du lichen pour se nourrir. Depuis on aurait compté des milliers de bêtes mais jamais personne n’a pu les approcher. Ils se tenaient à distance des réseaux, mais si l’Antarctique continue à perdre sa glace ils seront tentés de venir vers ici certainement. Nous aurons de la viande… Pourquoi ne pas en capturer pour le lait également ? Les Roux en ont chassé à plusieurs reprises, c’est un animal vaillant qui se défend bien.

En attendant, les Roux pêchaient dans les trous de la banquise et avec les provisions trouvées ils pouvaient tous survivre des mois. La radio qu’ils avaient trouvée captait parfois des appels désespérés venant de la banquise. Des familles coincées à des milliers de kilomètres dans leur train personnel, ou tout un convoi de voyageurs qui agonisaient quelque part. En général ces naufragés ne pouvaient même pas donner leur position exacte. De tout temps ils s’étaient fiés aux rails, aux stations, aux signaux ferroviaires. Ceux-ci disparus, ils étaient complètement perdus.

Jael ne pouvait supporter ces S.O.S. alors qu’ils étaient dans l’impossibilité de faire quelque chose. Puis elle comprit que Jdrien essayait d’alerter télépathiquement les Roux qui erraient dans ces coins-là, leur demandant de fournir de la viande et du poisson à ces malheureux, faute de pouvoir faire plus.

— Je sais que je prolonge leur agonie, mais sait-on jamais ?

Un jour il capta une émission de Titanpolis qui donnait des précisions sur les derniers bouleversements climatiques. On avait signalé les premières failles de la banquise très à l’est, non loin du fameux Viaduc, là où la glace n’avait jamais été très épaisse. Les brouillards persisteraient encore longtemps, alternant avec des vents puissants. Mais parfois des journées calmes et ensoleillées pourraient rompre cette monotone succession.

Jdrien construisait un traîneau aussi léger que possible et se demandait comment dresser des chiens. Là-bas, dans le nord de la Panaméricaine, il avait utilisé des chiens de traîneaux et en conservait le souvenir.

— C’étaient des animaux extraordinaires et un moyen de communication très efficace. Je m’étais juré d’acheter une meute pour pouvoir suivre les tribus sans me fatiguer, mais j’ai dû partir très vite de là-bas.

Le soir, éclairés par une lampe à huile et confortablement installés dans leur wagon solide et chauffé, ils évoquaient leurs amis, se demandaient ce que devenaient Liensun, Farnelle, Ann Suba.

— Tu crois qu’elle retournera un jour aux Échafaudages, en admettant qu’elle puisse le faire ?

— Je ne crois pas. Après toute une vie passée dans la clandestinité, le respect de l’idéologie des Rénovateurs, elle doit se sentir merveilleusement libre. Pour la première fois elle profite égoïstement d’elle-même, et je pense qu’elle doit apprécier. Et puis avec Farnelle elles peuvent réaliser de grandes choses, trouver un sens à leur vie. Tu sais, je suis certain de les revoir un jour. Je n’essaye pas de les rejoindre par la pensée, mais je suis certain que nous nous reverrons tous.

Comment pouvait-il avoir cette foi, alors que chaque jour la radio déversait des dizaines d’appels au secours, le récit de drames effroyables ?